Rencontre du
  troisième type
Jean-Pierre Jeunet a répondu de bonne grâce aux questions des étudiants en cinéma de Bordeaux 3. Petit résumé d'une discussion mémorable organisée à l'UGC Ciné cité de Bordeaux.
Après l'univers très sombre de "Alien, la résurrection ", qu'est-ce qui vous a décidé à raconter l'histoire onirique et pleine de bonne humeur du "Fabuleux destin d'Amélie Poulain " ?

Je collectionnais depuis longtemps les petites anecdotes et les rumeurs. J'avais aussi des tas de listes de "j'aime/ j'aime pas". A un moment, je me suis dit que j'aimerais faire un film avec tout ça. C'était très compliqué car j'obtenais un foisonnement de plein de choses qui partaient dans tous les sens. Il me fallait trouver comment tout mettre en place. Parmi ces idées, il y avait celle d'une personne qui transformait la vie des autres de façon anonyme. Le jour où j'ai compris que c'était ça l'histoire, tout est venu très naturellement. L'idée était de faire un film qui rend heureux, ce qui est plus difficile et plus intéressant que de faire un film sombre.

 

Vous courriez le risque de faire un film un peu naïf…

J'en étais conscient…La première réaction, quand j'ai envoyé la cassette de prémontage à mes parents, était : "oui, c'est mignon ". C'est peut-être juste ça pour certaines personnes...

 

On imagine mal une autre actrice à la place d'Audrey Tautou dans la peau d'Amélie Poulain…Comment l'avez-vous choisie et comment s'est déroulé le travail avec elle ?

Au départ, en écrivant le film, je pensais à Emily Watson. Elle a refusé le premier jour des préparations pour des raisons personnelles. J'ai ensuite visionné tous les films français récents pour y trouver une actrice. J'ai pensé d'abord à Vanessa Paradis, que j'avais trouvée formidable dans "La fille sur le pont ", mais elle enregistrait un album à ce moment. J'ai ensuite pensé à Audrey Tautou que j'avais vue sur l'affiche de "Vénus beauté ". Je trouvais que son physique pouvait coller au film. On a fait des essais et ce fut un moment fantastique. J'ai éprouvé les même sensations que pour la découverte de Julie Clapet dans "Delicatessen " et Miette dans "La cité des enfants perdus ".
Je ne l'ai jamais poussée ou motivée pour le rôle. Elle le faisait naturellement. A tel point que les premières semaines, j'allais la rassurer en lui disant que si je ne la dirigeais pas, c'est qu'elle était parfaite. Elle sait composer. Les actrices françaises ont tendance à être à l'écran ce qu'elles sont dans la vie, à être trop "naturalistes ".

 

Quelles difficultés avez-vous rencontrées à tourner en extérieur sachant que tous vos films précédents ont été réalisés en studio ?

En studio, on contrôle tout ! La principale difficulté a été le temps. Dans certaines scènes, j'ai dû faire amener des machines à brouillard pour masquer le mauvais temps. L'idée était de créer un Paris idéalisé. Nous avons dû enlever les affiches, les voitures, etc… Nous sommes même allés jusqu'à changer les ciels et les couleurs en numériques !

 

Pourquoi utilisez-vous toujours des acteurs avec une "gueule" ?

J'adore les films français d'après guerre. "Le quai des brumes " de Marcel Carné est mon film préféré. J'aurais aimé tourner avec des acteurs comme Michel Simon ou Louis Jouvet, qui ont une "gueule " particulière. J'aime beaucoup ces caractères. Il y en a encore aujourd'hui, il faut les chercher. Par exemple, l'épicier que j'ai découvert dans une publicité est une sorte de nouveau Bernard Blier pour moi. Jamel aussi est un peu comme ça aussi, à condition de l'utiliser différemment de ce qu'on voit sur Canal Plus. Il y a aussi ceux avec qui je travaille toujours : Rufus, Pinon…qui peuvent créer des personnages qui ne sont pas réalistes.

 

On reconnaît vos films à un traitement très particulier de l'image. Pourquoi ce désir de toujours "poétiser " la réalité ?

Beaucoup de films français manquent de style. On ne s'intéresse qu'à l'histoire, aux personnages…En littérature, lorsqu'un livre est mal écrit, tout le monde le dit. Dans le cinéma, quand un film est mal filmé, j'ai l'impression que ça ne choque que moi. J'adore quand on reconnaît un cinéaste au bout de trois plans. J'apporte beaucoup d'importance au style. Je m'acharne à ce que tous les plans soient graphiques, surtout au niveau du cadre et que, pris à part, ils soient comme des tableaux.

 

Avec le recul, que gardez-vous de votre expérience hollywoodienne ?

Ce fut une aventure extraordinaire. Tout y est multiplié par cinq ! J'y étais mort de trouille et persuadé d'être viré au bout de deux semaines ! En fait, c'est le metteur en scène qui place haut la barre et ce sont les studios qui ont tendance à vous tirer vers le bas, pour économiser de l'argent. Ce qui les intéresse, c'est de faire un film qui gagne de l'argent et non pas un film qui est bon. Je me suis battu pendant deux ans pour mettre la barre le plus haut possible. J'ai plutôt réussi mon pari : ils ont gagné de l'argent et, artistiquement, j'ai tiré mon épingle du jeu. J'ai fait ce que je voulais à peu de choses près. Ce que j'y ai aussi appris, c'est à faire en sorte que tout soit vraiment compréhensible dans un film. Ils y sont très vigilants. Ils ont un très grand mépris pour le public considéré comme un tas d'imbéciles. Des projections-tests accompagnées de questionnaires ont suivi le tournage d' "Alien Resurrection ".Le premier résultat demandait 100 modifications. Pour "Amélie", j'ai fait la même chose afin d'améliorer la compréhension.

 

Est-ce une pratique courante dans le cinéma français de faire ce type de questionnaire ?

Certaines sociétés le font mais je n'ai pas confiance en elle ! J'ai rédigé moi-même les questionnaires concernant ce film et je conseillerais aux autres réalisateurs de faire de même.

Propos recueillis par
Christophe BENEY et Sébastien JOUNEL